Google et Facebook constituent une nouvelle menace, et le Canada a besoin de nouvelles armes pour leur tenir tête

En matière de politique publique, on pourrait décrire ça comme « les généraux qui mène leur dernière guerre ». Cette tactique est tout à fait compréhensible mais vouée à l’échec par défaut. Elle consiste à déployer les mêmes stratégies et les mêmes armes qui ont permis de remporter les batailles précédentes dans un contexte entièrement nouveau, contre un nouvel ennemi.

Au moment où le Canada se joint à d’autres démocraties pour répondre aux pratiques monopolistiques prédatrices de Google et de Facebook, le plus grand risque de tous est peut-être d’avoir recours aux instruments politiques éprouvés du passé pour faire face à une menace sans précédent pour les nouvelles locales au Canada.

Il est important de noter que cette fois-ci les « généraux » — en particulier le ministre du Patrimoine Steven Guilbeault — comprennent que ce qui est en jeu est manifestement différent de toute autre menaces auxquelles les médias d’information, et les millions de Canadiens qui en dépendent, ont été confrontés par le passé. Dans ses déclarations publiques, il a indiqué que l’on ne peut pas faire appel à la cavalerie pour mener une guerre de haute technologie, surtout lorsque le camp opposé possède des armes nucléaires.

Mais, tout le monde ne voit pas les choses ainsi. Certains sont tentés d’examiner un nouveau problème avec une ancienne lentille.

Au cours des cinquante dernières années en particulier, les gouvernements canadiens successifs ont répondu efficacement aux menaces qui pèsent sur le secteur culturel canadien — y compris sur les médias d’information — par des politiques novatrices et complètes de fonds spéciaux et d’exigences en matière de contenu et de production canadiens. Les puristes critiquent parfois ces politiques, mais celles-ci ont joué un rôle déterminant dans le développement et le maintien d’un secteur culturel dynamique confronté au bombardement constant de la superpuissance culturelle dominante au sud de la frontière. Notre situation géographique et démographique, avec une population relativement petite et éparse établie le long de notre frontière avec les États-Unis — notre grande affinité avec la culture américaine et l’énorme poids économique des industries culturelles américaines rendent le Canada particulièrement vulnérable.

Le succès de la réponse canadienne à ce défi est visible partout autour de nous. Nous avons un secteur culturel plus sûr de lui-même et plus performant au niveau mondial que ce dont on aurait pu rêver il y a 50 ans.

Et les arguments en faveur de ce type de soutien public aux petits médias d’information, en particulier dans les régions rurales et éloignées, sont toujours très pertinents. Le volet Aide aux éditeurs (AaE) du Fonds du Canada pour les périodiques est un excellent exemple de fonds relativement petit, mais très efficace, pour les petits médias d’information. Il existe depuis des décennies et soutient des voix importantes. Il est donc tout à fait logique de maintenir ce programme et de l’élargir.

Mais le défi auquel le Canada est confronté avec Google et de Facebook n’est pas seulement la plus récente bataille dans une guerre permanente au sujet du contenu canadien (appelé le « Cancon » dans le jargon de l’industrie). Et il ne s’agit pas de protéger le Canada d’un assaut culturel américain. Il s’agit plutôt de protéger la démocratie elle-même. Car ce sont les nouvelles locales — l’élément vital de la démocratie — qui est attaqué par les pratiques des géants du web.

En fait, la News Media Alliance, qui représente près de 2 000 organisations de médias d’information aux États-Unis, a bien défini le problème : « Le marché (est) contrôlé par quelques plateformes dominantes qui décident et imposent des conditions inéquitables qui profitent aux plateformes et garantissent qu’elles engrangent la grande majorité des revenus publicitaires numériques. Ces plateformes utilisent leur pouvoir et leurs algorithmes pour agir comme des régulateurs de facto de l’industrie de l’édition d’actualités, notamment en déterminant comment, quand et quel contenu d’actualités les lecteurs peuvent atteindre, et en collectant et contrôlant les données des utilisateurs et la publicité numérique. »

Rapporter de vraies nouvelles coûte cher. Et dans les démocraties du monde entier, le journalisme est financé par la publicité ou les abonnements payants ou une combinaison des deux, quel que soit le support. Google et Facebook ont brisé ce modèle.Aux États-Unis, un quart des journaux ont cessé leurs activités au cours des quinze dernières années, ce qui a créé de vastes « déserts d’information » au pays. Au Canada, pendant une période similaire, selon le Local News Research Project, plus de 300 journaux ont fermé boutique depuis 2008.

Les économistes utilisent un terme technique, défaillance du marché, pour décrire ce que Google et Facebook ont provoqué. Et ce problème ne peut pas être résolu par un fonds gouvernemental ou d’autres outils « Cancon ». Les accords et remises ponctuels de Google et Facebook ne feront pas l’affaire non plus — bien que cela ne les ait pas empêchés de tenter leur chance. L’une ou l’autre de ces approches n’apporte qu’une solution temporaire et cosmétique, tandis que les géants du web consolident leur emprise et que les informations locales s’atrophient. Le fait est que la défaillance du marché ne peut être inversée que par l’État, qui doit mettre fin aux pratiques monopolistiques et rétablir l’équité du marché.

C’est justement ce que fait le gouvernement australien, qui oblige les géants du web à négocier collectivement avec l’ensemble des médias d’information du pays. Dans ce pays, les éditeurs des quotidiens, des publications régionales, communautaires et ethnoculturelles qui représentent plus de 90 % du lectorat des médias d’information au Canada se sont réunis pour demander au Parlement canadien d’adopter la solution australienne. Il s’agit de la principale recommandation du rapport que nous avons publié l’automne dernier : Niveler les règles du jeu en matière numérique.Et nous ne sommes pas les seuls. La CBC et les radiodiffuseurs privés du pays se sont également joints à notre appel pour adopter le modèle australien. Les médias d’information du monde entier exhortent leurs gouvernements à faire de même, notamment la News Media Alliance aux États-Unis et les principales associations européennes de médias d’information.

Ils reconnaissent tous ce que nous faisons et qu’il s’agit d’une initiative plus importante que la survie d’un secteur économique. Il ne s’agit pas d’une coïncidence si la désinformation, la polarisation et l’extrémisme politique prospèrent dans les démocraties du monde entier au moment où les médias d’information locaux disparaissent en raison de la défaillance du marché provoquée par Google et Facebook.

Quand les enjeux sont aussi élevés, il est temps de sortir l’artillerie lourde.

– John Hinds est le président et directeur général de Médias d’Info Canada.