Il est grand temps de niveler les règles du jeu en matière de numérique au Canada

Il existe un consensus de plus en plus marqué à travers le monde sur la nécessité de limiter le pouvoir prépondérant des Big Tech afin d’éviter une défaillance du marché.

Fin juin, David Cicilline, membre du Congrès et président de la sous-commission antitrust de la Chambre des représentants des États-Unis, a déclaré : « Aujourd’hui, nous avons envoyé un message clair. Les États-Unis ne laisseront plus les autres pays mener la lutte contre le pouvoir monopolistique non réglementé. »

Cette défaillance du marché a un impact sur le journalisme, puisque les grandes plateformes technologiques détournent environ 80 % des recettes publicitaires des éditeurs canadiens. Un rapport de la commission sénatoriale américaine sur le commerce, les sciences et les transports a constaté que « si les journalistes locaux ont dû relever de nombreux défis pour s’adapter au nouveau paysage médiatique, ils sont également confrontés à des pratiques déloyales de la part de certaines des plus grandes entreprises technologiques du monde. »

À peu près au même moment, le Danemark est devenu le premier pays d’Europe où les médias ont fait front commun et formé une organisation de négociation collective afin de négocier avec Google et Facebook. Cette approche s’inspire du secteur de la musique, où les musiciens peuvent négocier collectivement avec les services de streaming, tels que Spotify.

En termes simples, les éditeurs danois cherchent à obtenir une valeur équitable pour l’utilisation par les plateformes du contenu produit par leurs journalistes. Cette approche vise à mettre fin à l’approche « diviser pour mieux régner » privilégiée par les plateformes, qui consiste à négocier avec les acteurs dominants pour qu’ils fixent la norme que les autres doivent suivre – ce qui ne profite pas aux petits éditeurs.

Cette semaine, l’Autorité de la concurrence en France a infligé à Google une amende de 500 millions d’euros pour ne pas avoir respecté son ordonnance relative à la conduite de discussions de bonne foi avec les éditeurs de presse français. Il s’agit de l’amende la plus importante de l’histoire de l’Autorité de la concurrence pour non-respect d’une de ses ordonnances.

L’Australie a adopté une loi en février, qui a fait l’objet d’une opposition farouche de la part des géants américains de la technologie. À un moment donné, Facebook a même bloqué tout contenu d’actualité pour les Australiens sur sa plateforme, et Google a menacé de retirer son moteur de recherche d’Australie – un coup de semonce aux décideurs politiques de pays aux quatre coins du monde, y compris le Canada.

En termes simples, le code de négociation des médias d’information australiens vise à niveler les règles du jeu entre les plateformes et les éditeurs afin de recréer des conditions de négociation qui seraient autrement concurrentielles. L’approvisionnement en nouvelles et les conditions de paiement sont négociés entre les parties. Ce n’est qu’en cas d’échec des négociations qu’un arbitre indépendant intervient pour fixer le prix.

Au fil de la pandémie de COVID-19, les Canadiens se sont fiés aux journalistes canadiens comme des sources précieuses et fiables d’informations et de perspectives. En même temps, la pandémie et son impact dévastateur sur l’économie ont vu les annonceurs traditionnels réduire leurs dépenses ou tout simplement disparaître.

L’industrie canadienne d’édition de presse a besoin du modèle australien car la viabilité concurrentielle du secteur est essentielle pour maintenir une démocratie dynamique et pour desservir les communautés d’un océan à l’autre. Le Parlement n’a pas été en mesure d’adopter une loi selon le modèle australien, une recommandation phare du rapport de Médias d’info Canada intitulé Niveler les règles du jeu en matière de numérique, avant de s’ajourner pour les vacances estivales. Avec l’incertitude qui continue de planer, il n’est pas étonnant que certains éditeurs aient conclu leurs propres accords avec Google ou Facebook, plutôt que d’attendre une action du gouvernement, même si plus de 450 titres de confiance à travers le pays, dont la plupart sont des journaux communautaires, n’aient pas conclu de tels accords.

Pour l’avenir, les éditeurs de presse du Canada restent unis dans la conviction que toutes les plateformes des partis politiques fédéraux devraient soutenir un écosystème de presse durable au Canada, et nous croyons fermement que la meilleure façon d’y parvenir est de nous permettre de travailler ensemble dans une unité de négociation collective pour négocier des conditions concurrentielles pour l’utilisation de notre contenu et de notre propriété intellectuelle. L’expérience d’autres pays l’a montré, ce n’est que par cette approche collective que les règles de jeu en matière de numérique pourront être nivelées entre les plateformes et les éditeurs qui embauchent les journalistes, qui produisent le contenu.

Le Bureau canadien de la concurrence a son rôle à jouer pour fournir des conseils sur la façon dont nous pouvons faire de même au Canada. C’est par une approche collective que tous les éditeurs bénéficieront et que nous pourrons investir dans l’excellence du journalisme canadien et maintenir une presse forte et résolument indépendante.

Nous ne pouvons pas nous permettre d’avoir des déserts de nouvelles au Canada. Certains ont lancé l’idée d’obliger les plateformes à contribuer à un fonds semblable au Fonds des médias du Canada. Compte tenu des difficultés liées à l’adoption du projet de loi C-10, la création d’un fonds semble être un défi politique. Il soulève de sérieuses questions sur l’indépendance journalistique. Qui décidera de l’allocation de l’argent ? Google ? Facebook ? Le gouvernement ? Un fonds entraînerait également des coûts administratifs élevés. Par exemple, le Fonds des médias du Canada prévoit des dépenses de plus de 20 millions de dollars en 2021-2022. Ce montant est très important.

Les nouvelles ne sont pas un divertissement. Comme l’écrivait récemment le chroniqueur du New York Times Charles M. Blow, « les démocraties ne peuvent survivre sans un ensemble commun de faits et une presse dynamique pour les dénicher et les présenter. Notre démocratie court un risque terrible. La seule raison pour laquelle les mensonges peuvent proliférer comme ils le font actuellement est que la presse a été réduite à la fois en taille et en stature. Les mensonges avancent quand la vérité recule ».

Mieux qu’un fonds, les éditeurs pourraient négocier collectivement avec les plateformes et investir les recettes dans du contenu éditorial plutôt que dans les frais administratifs. Le vrai contenu, celui créé par de vrais journalistes, ne peut être produit que sur des marchés équitables et compétitifs, financièrement viables. Le modèle australien est une solution simple, prête à l’emploi, qui ne nécessite ni l’argent des contribuables, ni de nouvelles taxes, ni de nouveaux frais. C’est une solution gagnant-gagnant.

Jamie Irving est président du conseil et Paul Deegan est président et chef de la direction de Médias d’info Canada.